Les familles du 150

( Françoise Puissanton – Le Dauphiné libéré – 11 mai 2006 )

06_1A deux pas du pont de la Véga, au début de la route de Cancane, ce n’est plus aujourd’hui qu’un vieux bâtiment désaffecté. Pourtant, cet immeuble, qui portait le numéro 150 de la rue Lafayette, reste pour beaucoup de Viennois chargé de souvenirs. C’est ce qu’on appelait “la maison des Arméniens” et qui fut un lieu mythique, tout comme “le Kemp”, près de la place d’Arpôt, dont nous avons naguère rappelé l’histoire dans cette chronique (Jeudi l’Histoire du 22 avril 2004).
Les premiers Arméniens arrivèrent dans notre ville en 1922. Ce n’étaient plus que des lambeaux de familles, décimées par le génocide de 1915. En ce temps-là, après les ravages de 1914-1918, l’industrie viennoise manquait de main d’oeuvre et la direction des établissements Pellet (fondés en 1890) eut l’idée d’aller recruter des ouvriers à Marseille, parmi les réfugiés. Très vite, d’autres industriels suivirent l’exemple, notamment des dirigeants des usines textiles.
Les premières familles s’installèrent dans des locaux souvent insalubres du quartier Saint-Martin, puis tandis que les établissements Pascal-Valluit logeaient leurs ouvriers près de la place d’Arpöt (le Kemp), les Ets pellets firent rénover un bâtiment au 150, rue Lafayette : cet immeuble possédait électricité, eau courante (au rez-de-chaussée) et sanitaires sur les paliers. Plus de 200 personnes logeaient ici et, bien souvent, les enfants récupéraient l’appartement des parents, ce qui fait que des générations de familles arméniennes vécurent ici.
Joseph Quartana (qui organise ce dimanche un rassemblement des anciens du 150 à la MCA) se souvient : “Pour nous, on était presque dans un village de vacances, la campagne était tout près, on avait un grand pré pour pique-niquer, pour faire de la luge ou du ski quand il y avait de la neige. Les bois étaient juste à côté, on allait y construire des cabanes, et nos parents avaient des jardins potagers”. Pour la génération qui avait connu les massacres, le 150 était un havre de paix et pour Hermine Quartana (née Gochgarian), l’immeuble était encore plus que cela : “Quand mes parents sont morts, je me suis rendu compte que je n’étais pas seule : le 150, c’était ma famille !”.
Certes, le travail était pénible et les conditions de vie étaient plutôt rudes. Pourtant, tant le 150 rue Lafayette que le Kemp d’Estressin semblent avoir laissé le souvenir de lieux magiques.
Peut-être tout simplement parce c’est là que commençait une nouvelle vie.