( Albert Marchetti – Le Dauphiné Libéré – 10 octobre 1999 )
A leur arrivée, les premiers Arméniens furent logés dans une ancienne usine d’armement. Ce village dans la ville allait devenir “le Kemp”. La vie allait reprendre ses droits autour de personnages clefs : les grands-mères ! C’est à elles, et à cette époque, que Jean Ayanian a voulu rendre hommage à travers un livre qui paraîtra au printemps prochain.
A Estressin, le long de la voie SNCF Paris-Marseille (comme on disait autrefois) prospérait une usine d’armement, les “Etablissements H. Vibert – Truchon et Cie” qui allaient connaître une formidable activité durant la “Grande guerre”, grâce aux commandes du gouvernement. Le retour, éphémère, de la paix allait être synonyme de reconversion. Les fusils laissèrent la place aux machines à coudre transformables (on disait rentrantes car elles basculaient à l’intérieur du plan de travail) de la marque “Hachevétéco” (Henri Vibert Truchon and Co).
Quelques années plus tard, l’entreprise périclita et les locaux furent abandonnés. pas pour longtemps, car si le traité de Versailles avait entraîné une reconversion industrielle, celui de Sèvres (avec la Turquie) marquait l’arrivée de nombreux réfugiés arméniens. Recrutées à Marseille par les industriels de la vallée du Rhône, les familles arrivèrent en masse, les unes s’arrêtant à Valence, les autres à Vienne et Lyon.
Ces arrivées massives obligèrent les municipalités à mettre en place des mesures d’accueil en urgence. Des lieux précis furent affectés au logement des réfugiés, ils ont marqué l’histoire de la diaspora arménienne dans notre région. Ainsi à Chasse-sur-Rhône, le fameux “Cantonnement” a-t-il été l’objet d’un livre édité il y a quelques années, à la demande des Arméniens chassères. A Vienne, la même idée trottait depuis longtemps dans les esprits, notamment du côté de la Maison de la Culture Arménienne. Il fallut une rencontre entre des responsables de la MCA et un “enfant du Kemp de Vienne”, Jean Ayanian (qui vit aujourd’hui près de Grenoble) pour qu’elle prenne corps. “Deux projets se sont rencontrés, souligne Patrick Tchoboian, directeur de la MCA, nous avions le nôtre quand Jean nous a contactés. Au-delà de Vienne, cette histoire du Kemp, c’est celle de toutes les communautés”. Une rencontre à trois, d’ailleurs, puisqu’on ne saurait dissocier du projet l’éditeur marseillais Varoujan Arzoumanian, dont la maison d’édition “Parenthèses” (cours Julien), spécialisée dans les ouvrages consacrés à la musique et à l’architecture, a lancé une collection intitulée “Arménies” : “J’ai voulu ce pluriel pour illustrer nos diversités. Et puis, dans la préface qui sera écrite par Anahide Ter Minassian, maître de conférence à la Sorbonne, je pense que nous essaierons d’élargie ce destin, ce vécu, à tous les problèmes rencontrés par les immigrés d’aujourd’hui”.
Né à Vienne en 1932, Jean Ayanian a quitté notre ville en 1960 et s’est installé dans la région grenobloise dix ans plus tard. Avant de devenir directeur financier, il fut un “enfant du Kemp”, de cette “petite Arménie” au bord du Rhône dont l’un des fils les plus célèbres aujourd’hui n’est autre que le célèbre dessinateur Hoviv (René Hovivian).
Pour l’écriture de ce livre, se situant à la frontière de l’histoire et de la sociologie, j’ai trempé la plume dans l’encre de la mémoire et du coeur. Ce fut une descente dans les profondeurs de l’âme et de la mémoire. Cette quête fut une blessure et une thérapie”, déclare l’auteur avec une émotion réelle.
Une silhouette presque fragile, la voix douce et le geste mesuré, il fouille dans ses documents avec une lente fébrilité pour en extraire tantôt le dessin d’Hoviv, tantôt une vieille coupure de presse. Blessure, thérapie, âme, mémoire … ? Il manque à l’évidence un mot dans sa déclaration. le mot le plus important de tous : amour. Qu’il n’oublie que par pudeur … Car c’est bien de cela qu’il s’agit. De ce Kemp qu’on aurait pu imaginer triste ou terrible, il ne retient que le meilleur … “Mon travail d’éditeur a aussi été de l’amener à aller plus loin, à se souvenir d’heures sombres, il occultait par exemple la période de guerre”.
Des heures sombres ? Sans doute. Mais, pour Jean Ayanian, elles ont été éclairées par le sourire des femmes. Celui des mères et surtout celui des grands-mères. C’est essentiellement à elles, ces femmes effacées et discrètes mais si chaleureuses, que ce livre est dédié.
“Les grands-pères n’étaient pas là, ils avaient été massacrés. Ce sont elles qui nous ont transmis des valeurs parmi lesquelles l’amour était le sentiment dominant. Alors j’ai demandé à des amis du Kemp de me livrer un témoignage sur leur grand-mère, c’est la partie centrale du livre. Sinon, il débute par “La vie au Kemp” avec des chapitres comme “La cheminée”, “Le foot”, “La communale”, … et se termine par une douzaine de portraits : “Hoviv”, “Le fou chantant”, “La fratrie des Patache”, “Le père Jean”, “La reine d’Arménie” …”.